CHAPITRE VIII
ROMAS donna rendez-vous à Valrin dans une cristallerie abandonnée située tout près du pôle Sud. Pour y accéder, il fallait traverser des espaces loués au rabais, hantés par une faune interlope. Les appuis nécessaires pour se déplacer en microgravité disparaissaient sous la crasse ; des moisissures tapissaient les murs et des plaques de pnéophyte pelaient au plafond, transformant les galeries en jungles suspendues ; les exhalaisons rances qui s’en dégageaient indiquaient que la plante laissée à elle-même ne remplissait plus son rôle d’épurateur d’air, et l’écume grise de poussière qui ourlait ses contours, son rôle d’absorbeur de peaux mortes.
Deux adolescents se mirent à suivre Valrin lorsqu’il s’engagea dans un couloir obscur. Il n’eut qu’à sortir son flécheur pour les faire déguerpir.
Çà et là, de larges pans de pnéophyte avaient disparu, laissant apparaître le carbociment piqueté de taches noires. La sortie se perdait dans un carrefour de boyaux étriqués. Romas surgit de derrière une colonne. Le caïd n’avait pas son dige. L’animal ne supportait peut-être pas la microgravité.
« Alors ? lança Valrin.
— Par là, dit Romas en indiquant l’un des boyaux. Je connais bien l’endroit. J’y venais quand j’étais jeune. »
Valrin n’eut aucun mal à le suivre dans le dédale de boyaux : l’entraînement au combat en impesanteur s’avérait payant. Ils parvinrent jusqu’à une grande salle géodésique dont tous les accès avaient été bouchés. Une odeur d’ozone s’insinuait entre des sacs en plastique crevés et un entrelacs de minces tubes métalliques. Ceux-ci convergeaient vers un énorme cristal qui trônait au centre de la salle. Ses arêtes tranchantes ravivaient la morne clarté d’éclats rosés.
« C’est une des anciennes cristalleries, expliqua Romas. On y faisait croître des cristaux de convergence destinés aux moteurs ioniques. Il fallait cinq ou six ans pour accréter un bloc de cette taille… Pureté garantie par la microgravité. La production s’est arrêtée bien avant ma naissance : pas assez rentable depuis qu’Ast Nuvola est devenu un port franc. Les gamins, eux, n’ont pas oublié cet endroit. C’est ici qu’ont encore lieu les règlements de comptes entre bandes rivales. Chaque arête coupe comme un rasoir. Le cristal continue de pousser pourvu qu’on lui donne de quoi se développer. Quelques gouttes de sang suffisent. » Sa voix se teinta de nostalgie. « La couleur rosée des excroissances est due au sang de tous les gamins qui s’y sont fait des cicatrices. Une fois, j’ai bien failli y perdre un doigt.
— Et Nargess ? » lui rappela Valrin.
Romas désigna un boyau à l’autre bout de la salle. La perspective avait empêché Valrin de le voir en entrant.
« Elle a habité ici pendant environ deux semaines. Je n’ai pas réussi à apprendre son nom, mais je sais qu’elle a occupé la fonction de recruteuse de mercenaires. » Il grimaça. « Une concurrente en quelque sorte. Elle est connue pour avoir dirigé quelques missions pour le compte de deux ou trois multimondiales… Le genre de mission qui ne figure pas dans les rapports aux actionnaires.
— Leur nom ?
— La Triplanétaire, l’Eborn ; Alensus Corpo, occasionnellement.
— L’Eborn ? Ce nom ne m’est pas inconnu.
— Ils possèdent des dizaines de spatiocénoses, une flotte d’orbiteurs, des chantiers spatiaux et quelques concessions planétaires. Pas une multimondiale majeure, mais très active en revanche. »
Il se souvenait à présent. L’insigne cousu sur l’uniforme de Jude portait ce nom.
« Il y a quelques mois, poursuivit Romas, Nargess a été contactée par le bureau exécutif de l’Agentejo Hissan, une filiale de l’Eborn. Je n’ai trouvé aucune trace d’une opération menée par l’Eborn, ni d’ailleurs par aucune des deux autres multimondiales. Si l’opération a effectivement eu lieu, le secret a été bien gardé. Ce qui serait un tour de force sur les téléthèques où tout finit par se savoir. Quant à Nargess, elle a disparu sur une lune d’Es Moravi. Son dossier est clos. »
Je le sais, songea Valrin. C’est moi qui ai dispersé ses cendres.
« Allons voir l’endroit où elle vivait, déclara-t-il. Je suis sûr de trouver quelque chose. »
Romas le guida dans le boyau. Une trentaine d’alvéoles le perçaient sur un seul côté.
« C’est dans l’une d’elles que s’était installée Nargess. C’est tout ce que j’ai pu glaner.
— Attends-moi dans la cristallerie. Tu feras le guet.
— Comme tu veux. »
Valrin se mit à l’ouvrage, tapotant les parois et arrachant les posters jaunis pour essayer de découvrir une niche camouflée. Son instinct lui soufflait que la jeune femme avait forcément laissé une trace écrite ; non par négligence – c’était une professionnelle – mais au contraire pour se couvrir en cas de coup dur : l’opération à laquelle elle avait été mêlée était si secrète qu’elle n’apparaissait même pas en creux dans les archives informatiques des téléthèques. Par conséquent, des documents papiers devaient exister.
Il lui fallut deux heures pour mettre la main dessus. Nargess n’avait pas fait preuve d’originalité pour trouver une cachette, se contentant de les placer dans une enveloppe qu’elle avait ensuite glissée dans une gaine de ventilation. Elle savait qu’il était impossible de dissimuler quoi que ce soit à quelqu’un disposant de scanners performants. Tant mieux, cela faisait son affaire.
Les papiers étaient des rapports relatifs à son enquête. Ils n’étaient pas codés. L’itinéraire qu’avait suivi Nargess à la poursuite de la mystérieuse jeune femme s’y trouvait reconstitué. À travers sa filiale, Eborn était bien son employeur. Admani ne s’était pas trompée de beaucoup : parmi les onze escales qu’elle avait signalées, neuf avaient effectivement été visitées par Nargess.
Aucun des deux noms qui l’intéressaient n’était cité : ni celui de la jeune inconnue ni celui de la multimondiale qui la convoyait. Mais plus il y pensait, plus cette histoire prenait des proportions inédites. L’enjeu était énorme. De quoi s’agissait-il : d’un gène ou d’un groupe de gènes mutant que portait la femme ? Tout ce qu’il avait vu d’elle, c’étaient des doigts blancs et fuselés dépourvus d’ongles. Le capuchon et le masque sous lesquels se dissimulait son visage ne permettaient pas de voir la couleur de ses cheveux – ou si même elle en avait ; si elle était chauve, elle souffrait donc d’une anomalie génétique dans les émissions épidermiques à l’origine des poils et des ongles. Voire de tares plus graves. L’expression de nouveaux gènes pouvait peut-être engendrer des dérèglements comme celui-là. Il lui faudrait se renseigner à ce sujet.
En tout cas, l’enjeu devait être considérable pour que deux multimondiales continuent à s’opposer au lieu de choisir un accord amiable. Et surtout pour que cette guerre reste secrète. Valrin n’en connaissait ni les tenants ni les aboutissants. Mais ce secret, qu’il n’avait qu’effleuré sans le percer, constituait déjà un avantage qu’il comptait bien exploiter.
Il glissa l’enveloppe contre sa poitrine et remonta le boyau en direction de la cristallerie.
Au moment où il ouvrait la bouche pour appeler Romas, quelque chose traversa lentement son champ de vision. Il se figea, tous les sens en alerte. Une amibe liquide rouge sang, grosse comme le poing, dérivant paresseusement. Valrin dégaina son Baz et avança jusqu’à l’entrée du boyau. Il ploya les jambes dans l’idée de bondir en arrosant l’espace autour de lui.
Un faible halètement le retint. Romas devait être aux prises avec un adversaire, sur sa gauche. Valrin recula. Dans la première alvéole, il repéra un vieux gobelet en verre dépoli. Il le saisit et le projeta droit devant lui, vers le centre de la salle. Alors que l’objet heurtait le cristal géant dans un tintement faussé, Valrin surgit à son tour, le pistolet armé.
Les bras de Romas battaient l’air dans une tentative désespérée d’attraper le câble mince et torsadé qui lui sciait le cou. Son adversaire enfonçait ses genoux dans son dos, hors de portée. C’était son bras lacéré qui avait laissé échapper la bulle de sang, mais il avait le dessus et, dans moins de dix secondes, Romas serait mort par manque d’air ou le cou brisé. La demi-seconde au cours de laquelle son agresseur leva les yeux en direction du bruit, Valrin pointa le pistolet et appuya sur la gâchette. Il y eut un recul à peine perceptible lorsque le nuage d’aiguilles jaillit à la vitesse du son de la gueule de l’arme. Le bruit qu’elles produisirent en traversant les os du crâne s’apparenta à de la gaufrette qu’on écrase. Le visage du nervi se brouilla de milliers de piqûres écarlates. Sa prise se relâcha. Lentement, il se détacha du corps de sa victime.
Valrin bondit vers Romas, agrippa une jambe et se hissa à son niveau. Celui-ci ne parvenait pas à parler. Son cou arborait une magnifique balafre violette. Le câble lui avait entaillé la peau, mais pas suffisamment pour le faire saigner.
« L’autre… » éructa-t-il d’une voix rauque. Au même moment, Valrin perçut un mouvement rapide dans sa direction. Une forme le percuta violemment, le forçant à lâcher son pistolet. Deux bras souples glissèrent vers son cou tandis que deux longues jambes se nouaient autour de sa taille. Un pied s’enfonça dans son sternum, sans doute dans le but de vider ses poumons. Le souffle de son ennemi lui arriva dans le cou. Une onde rouge passa sur Valrin, saturant son cerveau. Sa main gauche se referma sur de la chair. Il serra de toutes ses forces, tordit tout en enfonçant ses ongles comme des serres. La silhouette hurla, prise au dépourvu par cet accès de rage pure. Elle tenta de s’extraire en frappant frénétiquement Valrin à la tête, mais celui-ci ne s’en aperçut même pas. Il continua à presser, insensible aux signaux de douleur provenant de sa propre main.
L’autre poussa un cri aigu – c’était une femme. Valrin fit pivoter son poignet, entraînant son ennemie. Celle-ci était revêtue d’une combinaison moulante noire et d’un masque intégral dissimulant jusqu’à ses yeux. Il ramena ses jambes et prit appui sur elle. Puis, d’une détente brusque, la repoussa. Elle ne put rien faire pour ralentir ou éviter les excroissances coupantes du cristal.
Les arêtes minérales lui cisaillèrent le dos jusqu’à l’os dans un jaillissement pourpre.
Valrin se propulsa vers Romas qui flottait à l’écart, bras et jambes écartés. Il était épuisé, non par l’effort qu’il venait de fournir, mais par la bouffée de rage qui, en se retirant, le laissait pantelant.
« Romas… tu vas bien ?
— Je dois avoir une vertèbre cervicale déplacée, dit-il. Je connais un type qui pourra m’aider. Voici son adresse… »
Valrin hésita. Ne devait-il pas achever le travail des tueurs et liquider Romas qui en savait à présent beaucoup sur lui ?
Il s’arrêta subitement. Le corps de la jeune femme venait de rebondir avec mollesse contre la paroi. Des dizaines de globules pourpres l’accompagnaient en s’entrechoquant… Elle laissa échapper un gémissement sourd.
« Qu’y a-t-il ? grogna Romas. Allez, ne traîne pas.
— Une seconde. »
Il la rejoignit. Son dos n’était plus qu’un champ de ruines d’où saillaient des esquilles d’os et de cartilages. Il lui ôta délicatement son masque intégral. Un visage ordinaire aux yeux marron, si ce n’était l’oreille gauche réduite à un moignon charnu, plissé et tire-bouchonné. De la « main-d’œuvre indigène », selon la terminologie de recrutement des multimondiales.
« Est-ce que tu peux parler ? demanda Valrin. Ne t’épuise pas. Si tu ne peux pas, cligne deux fois des yeux.
— Je peux… Oh, Vangkdieux…
— Inutile de gaspiller ta salive. Je sais que vous ne comptiez pas me tuer, du moins pas tout de suite. Sinon, vous vous seriez contentés de nous gazer ou de décompresser la cristallerie. On vous avait donné l’ordre de m’interroger d’abord. Cela signifie qu’il y a une ligne de communication avec tes commanditaires. Même si tu ne sais probablement pas de qui il s’agit, à l’autre bout.
— Va te faire foutre. »
Il s’approcha de son visage comme s’il voulait capter son dernier souffle.
« Écoute, murmura-t-il. Tu vas tout me dire, ensuite je te laisserai tranquille. Mais, si tu ne parles pas, je reviendrai bientôt avec un médikit. Et je te garderai en vie le temps qu’il faudra pour que la souffrance que tu ressens en ce moment ne soit rien, rien à côté de ce que je te ferai endurer. »
La jeune femme retint sa respiration plusieurs secondes avant d’expirer longuement. Puis elle hoqueta :
« Faisons un marché. Je te dis ce que je sais, et tu me tues proprement après.
— D’accord. »
Elle déglutit.
« Ça sentait le coup pourri de toute façon. La paye était trop belle… On devait liquider toute résistance autour de toi, puis te capturer et te faire cracher le morceau. Ensuite on t’aurait balancé dans l’espace et on aurait envoyé un message anonyme via les téléthèques, avec un code de huit lettres, pour le rapport. »
Elle les épela laborieusement.
« Maintenant, termina-t-elle, à toi de remplir ta part de notre petit marché. »
Valrin hocha la tête. La femme avait un poignard à lame dentelée dans un fourreau sous l’aisselle. Il l’extirpa, palpa la poitrine afin de vérifier que la lame ne riperait pas sur une côte – puis l’enfonça brutalement en plein cœur. La femme n’eut qu’un bref soubresaut à l’instant de rendre l’âme.
Romas s’impatientait. Valrin se rendit à l’adresse indiquée, au cœur d’un quartier de conapts à plaisir tout en vitres. Les prostituées qui les occupaient se devinaient à leurs silhouettes brillant dans l’obscurité grâce à leur épiderme génétiquement programmé pour produire de la luciférine.
Un gorille au visage d’ancien boxeur lui ouvrit. Il n’avait jamais été médecin mais possédait un médikit d’urgence dont il avait appris le fonctionnement, visiblement sur le tas. Valrin lui indiqua la direction à prendre et les soins à prodiguer.
« Monsieur Romas n’a pas stipulé que tu m’accompagnes ? s’étonna le gorille.
— Je n’obéis pas au dige. Tu lui diras qu’il ne cherche pas à me recontacter, si tant est qu’il en éprouve le besoin. »
Le gorille haussa les épaules. Valrin regagna son conapt et se brancha sur les téléthèques. Il généra un message sans destinataire, avec les huit lettres du code dans l’intitulé. Puis il rédigea un faux rapport selon lequel il avait été capturé, sommairement interrogé puis exécuté. Enfin il classa le message dans la boîte d’envoi. D’ici quelques minutes, il lui serait renvoyé avec la mention <destinataire inconnu>. Mais entre-temps une sonde logicielle de la multimondiale – ce pouvait être chacune des deux concurrentes – aurait intercepté le code d’intitulé et enregistré le message.
Quelques minutes plus tard, le terminal bipa. Expéditeur inconnu. Une simple phrase :
> Identifiez-vous.
Valrin jura entre ses dents. Il tapa :
> Je vous tuerai tous jusqu’au dernier.
Son index hésita sur le bouton d’envoi… Il effaça le tout et renvoya un message vide. Quelques secondes plus tard, un nouveau message tomba :
> Nous nous verrons où vous savez.
Valrin se débrancha et quitta son conapt.
Pendant les deux jours qui restaient avant le départ pour Hixsour, il se planqua dans un entrepôt désaffecté à un quart d’atmosphère, ne retirant le masque respiratoire qu’il avait volé à une borne d’urgence que pour boire ou avaler une barre protéinée achetée à un distributeur. Le carbociment des murs pelait par plaques, dévoilant une pierre comme rongée aux mites. Le plafond était recouvert de carreaux en fibre de verre rose pâle, mais un tiers d’entre eux manquaient, ouvrant sur une pénombre poussiéreuse de câbles, de rails et de tubulures.
Juste avant l’embarquement, Valrin loua un conapt dépourvu de terminal, dans le seul but de se laver et de rafraîchir ses vêtements.
Il contacta Admani à partir d’une borne de l’astroport et lui demanda de vérifier si, parmi la liste des passagers, ne se trouvaient pas de mercenaires à destination d’Hixsour. La réponse arriva quelques minutes plus tard : quatre hommes avaient embarqué deux escales plus tôt sur le Luiz Andréas Zemön. Des spécialistes augmentés d’implants, au câblage neural amélioré.
Une opération est donc en cours sur Hixsour. Peut-être continuent-ils à faire le ménage. Maintenant, ils savent que quelqu’un est à leur poursuite. Après tout, ce n’est peut-être pas si mal.
Avant de se débrancher, il vérifia ses comptes. Ils étaient presque à sec, son voyage sur Hixsour serait le dernier s’il ne trouvait pas de l’argent. Il remit ce problème à plus tard.
Un module de liaison vint s’arrimer. Aussitôt, l’embarquement commença. Ils étaient peu nombreux, à peine une dizaine répartis en deux familles.
L’intérieur du module se réduisait à un unique compartiment d’un dépouillement monacal ; il n’y avait même pas de sièges, de sorte qu’il fallait se cramponner aux rampes de métal allant du sol au plafond. À l’avant s’ouvrait une vaste baie vitrée ovale, par où les passagers pouvaient voir le Luiz Andréas Zemön en approche… et l’on devait reconnaître qu’il valait le spectacle.
Le Zemön était constitué de trois orbiteurs agglomérés autour d’un propulseur ionique à fusion hors d’âge qui formait l’axe central. D’autres éléments venaient se greffer çà et là, donnant l’illusion que le vaisseau s’était formé à partir d’un cimetière spatial. Il devait être une fois et demie plus grand que l’orbiteur qui avait amené Valrin sur Ast Nuvola. Enjambant les coques, des passerelles arachnéennes reliaient les unités d’habitation aux prises de maintenance singulièrement décorées. Valrin eut le temps d’apercevoir des bouquets de cariatides hérissant une sorte de dôme. Puis un gyrophare orange se mit à tournoyer au-dessus d’un tube d’appontage. Le module alla s’y amarrer.
Ils débouchèrent sur un vaste hall surmonté d’une coupole opportunément dirigée vers le soleil. Tout était plaqué de bois et de nacre – impossible de dire s’il s’agissait de vrai ou de faux. Des fresques vives décoraient les murs lambrissés, entre des colonnes torsadées, ors et pourpres, dissimulant les tuyaux et les câbles. Les lampes étaient dorées et sous des abat-jour de soie à pompons. On aurait dit l’intérieur d’un vaisseau de luxe tel qu’il en avait existé au quatrième siècle, lors de l’établissement des grandes dynasties multimondiales. Sur les parois latérales concaves, des trompe-l’œil holographiques ouvraient sur de vastes perspectives planétaires. Ne manquait que l’escalier d’honneur. En arrière-fond s’égrenaient les dernières mesures d’une symphonie de Zemön, la cinquième ou la sixième.
Les passagers avancèrent sous la coupole illuminée, leurs pas intimidés résonnant sur un damier blanc et vert.
Un angelot en faux marbre monté sur des roulettes chromées apparut. Sa voix flûtée les convia à le suivre vers leurs cabines respectives. Ils franchirent plusieurs salles aux décors baroques, modelés selon des styles ayant cours sur les planètes les plus riches de la Ceinture. Le quartier d’habitation s’avéra beaucoup plus spartiate que ce qu’ils venaient de voir. À vrai dire, hormis un holoportrait scellé dans le plafond, la cabine était identique à celle de n’importe quel orbiteur.
Valrin n’eut pas à demander à Admani de faire une recherche sur le Luiz Andréas Zemön : une brochure trônait sur la table de nuit. Elle indiquait qu’il suffisait de toucher l’holoportrait pour activer le message de bienvenue. Amusé, Valrin obéit. Aussitôt, l’image de l’homme s’anima. En quelques secondes, Valrin eut un aperçu de l’historique du vaisseau : c’était une lubie d’un magnat du chivre qui, cent cinquante ans plus tôt, avait armé ce navire. Il l’avait baptisé Luiz Andréas Zemön en hommage au plus grand compositeur du siècle classique. Dans le métal qui constituait le vaisseau, il avait même fait graver les enregistrements originaux de ses douze symphonies. À sa mort, les héritiers n’avaient pas vendu le vaisseau aux grandes compagnies trans-Portes. Et, un siècle et demi plus tard, son dernier descendant habitait toujours le quartier central où se trouvait l’IA de commandement. Aussi fantasque que ses ancêtres, il se mêlait volontiers aux passagers et était reconnaissable à sa longue moustache aux pointes nouées derrière la nuque.
Dès le lendemain, Valrin fut convié à participer à une pièce de théâtre qui serait retransmise dans tous les quartiers d’habitation. Il déclina poliment mais regarda la mise en scène quelques minutes.
Il s’agissait d’une célèbre pièce de Chauma, un artiste post expansionniste de Kasei. Des tourments amoureux dans les préludes héroïques d’une terraformation… Très vite, Valrin se lassa. Le théâtre lui faisait le même effet que le sexe, qu’il voyait désormais résumés à leur seule fonction : des distractions destinées à oublier l’insipidité de l’existence. L’art, la religion ou le sexe, tout était bon pour se distraire de la vie tout en ayant l’impression de la prolonger. Mais lui n’en avait pas besoin. La vengeance, contrairement à tous ces leurres, était un idéal qui pouvait tenir ses promesses.
Il se redressa et ordonna au terminal de faire un gros plan sur l’un des figurants. Un homme au physique androgyne, les membres fins et le visage vide de toute particularité hormis un tatouage à la tempe en forme de trident renversé.
« Celui-là, en haut à gauche, en tenue coloniale. Quel est son nom ? »
Le terminal le lui donna. Valrin le nota puis contacta Admani afin de lui demander s’il s’agissait d’un des tueurs envoyés sur Hixsour. Car seul un homme aux réflexes artificiellement augmentés se mouvait avec une telle fluidité. La réponse lui parvint une demi-heure plus tard. Positive.
Il pouvait le tuer sans trop de difficultés, lui et les trois autres. Dans un vaisseau, c’était même plus facile qu’à l’air libre. Mais, dans ce cas, il ne saurait jamais quelle était leur mission alors que, vivants, ils le mèneraient jusqu’à celui ou celle qu’ils devaient retrouver et tuer. L’élément de la chaîne qui remontait jusqu’aux commanditaires originels.